Le temps d’un week-end à Pâques, les pratiquants de Junomichi se sont retrouvés sur les tatamis. Récit

Par David Kanner

 

Nous sommes partis en voiture de Montreuil, à la porte de Paris. Direction, le centre de la France, l’Auvergne, Compains. Nous faisons deux-trois pauses sur l’autoroute. La dernière ligne droite en zigzags sur la route.

 

Sur les tatamis

 

La première bâtisse, ou presque à l’entrée du village. La voiture rapidement garée sur les à-côtés. Nous étions trois dans la voiture, nous voilà plusieurs à franchir le seuil, d’autres sont déjà là, dans l’entrée, des chaussures gisent sur le sol, l’escalier qui mène au vestiaire, la large fenêtre en arrondie, les corps qui se changent, revêtus du judogi (kimono) blanc, ceinture à la taille, la majorité de couleur noire, quelques marrons et trois vertes, des tongs japonaises, une ou deux paires de chaussettes, un salut, des tatamis vert-de-gris, beaucoup de lumière, le bois de la charpente, des poutres.

C’est ici dans la salle de fête du village, que perdure depuis plus de vingt-cinq ans, la tradition deux fois par an : l’été fin juillet-début août deux semaines et aujourd’hui pour un week-end de Pâques. Les tatamis sont déjà en place. Le dojo se remplit à la vitesse d’une fourmilière. Des hommes, des femmes des quatre coins de France, de pratiquants, d’assidus, de deux-trois nouveaux. On pensait peu, les voilà presque trente, ici, à Compains, pour le stage de Junomichi.

Il sera animé par Michel.

 

Au sol

D’abord des sorties. Se hisser, trouver comment dans l’orientation, à partir de soi, du corps de l’autre, on engage le mouvement pour projeter, c'est-à-dire, sortir, renverser la situation - de uke devenir tori. Recommencer.

Debout. Travail libre jusqu’à 19h. Mate. Salut.

Quelques mots. Une présentation succincte. Le stage solennellement démarre.

 

Le Junomichi

Une pratique, une pensée, un corps qui s’engage.

Du judo.

Une recherche. « Dans la non-opposition, un minimum d’efforts, de force pour le maximum d’efficacité »

 

Des exercices

Des sensations. Chercher le mouvement juste. Mais pas trop. Pour ne pas paralyser. Sortir de l’étude, trop appliquée. Permettre au mouvement, au corps, de trouver, presque malgré lui. Pas tout seul. Avec l’autre.

Mouvement de la hanche.

«La conscience de soi, de l’environnement, du lieu »

Des projections. Plutôt quelque chose qui ne s’arrête pas, et qui cherche à travers le mouvement plus de fluidité encore.

 

Une image

Celle de deux corps au sol.

Comme dans la projection debout, le corps au sol ne se fige pas. Il y a juste une continuité du mouvement, sans arrêts, sans accrocs, quelque chose de presque lisse. Sortir. Engager une forme avec le partenaire. Une énergie aussi. Alors dans quel sens ?

 

Un cercle

Eviter les oppositions. « Contourner, décrire un cercle. »

D’autres directions encore.

Debout, il faut « apprendre, » dit Michel, « à tirer son corps vers le bas. »

Une image,  le tissu du judogi, sa forme, sa diagonale, ces deux pans croisés et réunis par le nœud de la ceinture. Comme si l’on pouvait amener le corps à suivre cette diagonale tracée par le vêtement, et la poursuivre jusqu’au sol, jusqu’à la projection, et encore la prolonger, avec le bras, sa main, le partenaire, un mouvement de soi avec l’autre dans l’espace.

 

Le premier soir

La première nuit. Deux groupes. L’un à l’auberge des Espinoux, les restaurateurs de Compains. L’autre dans le champ, prêté par ces derniers, les tentes à monter dans la nuit noire. Les feux de la 306 qui éclaire, l’entraide pour dresser le gît. Les chiens, le chenil non loin, ceux qui nous accompagnent, les enfants qui la première nuit, s’en vont dormir aussi dans le froid, à l’ornière du champ. L’enfouissement dans la tente. Finalement une confiance, puisque le sommeil. Demain 9h sur les tatamis.

 

De nouveau, les corps froids. L’engourdissement des muscles. D’autres qui se jettent d’emblée dans la projection, le contact au sol, la frappe, le bruit de la chute, l’envolée des pieds, des jambes. Les premières gouttes qui perlent sur le front.

 

9h-11h. Puis la pratique libre jusqu’à 12h. On déborde un peu, les douches. Le repas à nouveau. On recommence à 16h. La sieste, ou partir en voiture à Besse, la ville à 10 km. Quelques courses, la coopérative agricole, des achats. Quelques minutes sur l’herbe à regarder le ciel, l’entrelacs des nuages. Puis, sur le banc derrière l’église, léger assoupissement. Milieu d’après-midi jusqu’à 19h : la pratique libre, suivie de deux heures de cours.

 

Le partenaire me fait saisir l’impulsion dans le pied, celle-là même, pratiquement invisible à l’œil, mais qui lance le mouvement, le propulse, le décide. La vitesse d’exécution, un mouvement de hanche qui s’affirme un peu plus.

 

Il y a les sorties au sol. Sensations de souplesse, de continuité, d’accords avec le partenaire : quand tout va bien, que l’on trouve ensemble ce qui convient. Certes, ce n’est pas parfait, les coudes sont encore trop loin du corps, ça s’écarte, ça se tend, ça se contracte là dans les épaules, la respiration se bloque, pourquoi en apnée ? Mais on y arrive, on accélère même un peu le rythme, pourquoi pas, oui, c’est agréable. Mate. Pause, on recommence.

 

Esquive, mobilité, contrôle - Le ventre, le « hara »

Changement de partenaire.

Des gars, des filles, qu’on a vus au stage précédent. Les élèves de

M. Igor Correa, à l’origine de cette forme de pratique qui puise sa source dans le judo originel fondé par Jigoro Kano. Le kumikata, des mains qui se posent encore sur un autre judogi, poignets vers le bas, pouces à l’extérieur, tension dans la main, mais souplesse des bras, relâchement des épaules. Un regard pour inviter le partenaire, le sourire souvent, un salut, talons joint, le corps en avant, toujours.

 

Le randori

L’espace de quelques minutes, un combat. Non, la pratique qui continue librement. Un espace qui se crée pour les deux partenaires, projections, chutes, esquives, contrôle, hara. Conscience de soi, de l’autre, de l’environnement bien sûr, de ceux qui sont là, qui pratiquent, et des murs tout autour.

Mais ne pas changer l’attitude.

Pourquoi quelque chose se tend ? « Pourquoi l’énergie diffère ? »

Garder la même disponibilité.

 

Démonstration de kata. Présentation.

 

Le deuxième soir

Le sentiment d’une journée pleine. L’impression d’un rythme qui s’impose. Tout va plus vite que lors des cinq jours et demi de stage l’été. Alors sensation d’une fatigue, un esprit endolori, un corps plus lourd, des gestes plus lents.

Le repas.

Les visages.

Le sentiment que quelque chose a commencé. Une joie sûrement qui s’immisce. Un moment de partage. Les verres qui se joignent. Du vin d’Auvergne. Des longues tablées, les enfants qui sortent, ouvrent et ferment les portes, continuent les jeux, au-dedans, au-dehors, avec ou sans vélo.

Une cigarette grillée à l’extérieur, un verre à la main. Un souffle, presque blanc, dans une nuit froide, calme et déserte.

Un matin gelé.

Une nuit encore dans la tente.

Un sommeil moins lourd.

Le corps en éveil n’en a pas voulu.

 

Le matin

On retrouve les poignées de main et les joues. Du café et du thé dans la salle du rez-de-chaussée de l’auberge. Comment les corps ici bougent et se meuvent, après avoir étudié, répété, éprouvé tel ou tel mouvement de hanches, penché son regard ici là, scruté l’oreille droite de son partenaire pour travailler avec efficacité sono’soto-gari, comment le ventre ici donne l’action aux jambes, comment il trouve ici sa solidité et permet aux jambes d’enchaîner, plutôt d’accompagner une direction.

 

La journée se poursuit avec deux heures de pratique le matin.

Des randoris. Un kata.

Ne pas apprendre par cœur le kata. Le laisser vivre, même s’il y a des erreurs. Ne pas se déconcentrer. Continuer.

Sinon quoi ? Ce serait mécanique, sans vie.

 

Mate, Soremade

Des mots pour ce travail en commun. Cette ponctualité à se retrouver sur les tatamis, cette concentration, ces regards affûtés, ce plaisir qui s’entend, s’observe chez chacun, même s’il est synonyme de travail, de sueur, d’assiduité, de tentatives, de coup d’éclats, de saillies, d’impressions de s’aventurer l’espace d’un très bref instant vers le « bon mouvement ». De saisir ce que coordination veut dire, cet alliage surprenant du corps et de l’esprit quand ils semblent ne faire qu’un. Ces sentiments d’impulsion décisive, mais aussi de lenteur, de recommencements infinis.

Pour la fin du stage, les pratiquants offrent un cadeau à Michel. Deux figures résonnent dans le dojo. Celle de M. Correa, dont le portrait est posé près de la grande porte-fenêtre. Celle de Werner qui jusqu’à sa mort en décembre 2012, prodiguait l'enseignement pendant les stages à Compains. Deux figures qui ont tracé les contours, posé les fondements d’une pratique, insufflé un esprit, ont marqué les pratiquants ici présents par leur engagement et leur sincérité.

 

En somme, c'est tout un groupe qui s’inscrit dans une lignée, une transmission. Un héritage. De savoirs et de sensations, à travers le  mouvement, ponctués par des rendez-vous, ici à Compains, ou ailleurs dans les dojos de la Fédération autonome de Junomichi, sur les tatamis et après la pratique, autour d’une bière. Après le travail : trinquer à cette recherche qui passe par le corps, la chute, l’esquive, la projection, le contrôle, le hara.Essentielle pour affiner, aller vers plus de précisions encore, d’efficacité souple, de puissance, de liberté, et sceller des amitiés.