En 1974, en fidélité au judo originel de Jigoro Kano, Igor Corréa (1919-2000) fonde en France le junomichi. Huitième degré, judoka et professeur de stature exceptionnelle, il assure la direction de la Commission technique de la Fédération de junomichi durant vingt-six ans. C’est à lui qu’il revient, à ce titre, de penser et d’organiser la pratique : il dirige l’enseignement, désigne des exercices, énonce des principes, conçoit des cérémonies... Pour les pratiquants, il adopte également un emblème, le kokorozashi.

Le dialogue qui suit, noué entre Loïc Le Hanneur (sixième degré de junomichi, membre du Conseil supérieur d’éthique de la Fédération internationale autonome de junomichi), Rudolf di Stéfano et Jean-Marc Douguet (tous deux membres du Comité d’écriture de la FIAJ) est une tentative de cerner et définir le sens complexe, profond de cet emblème.

 

R. di Stéfano et J.-M. Douguet – Qu’est-ce que le kokorozashi ?

 

 

En 1974, en fidélité au judo originel de Jigoro Kano, Igor Corréa (1919-2000) fonde en France le junomichi. Huitième degré, judoka et professeur de stature exceptionnelle, il assure la direction de la Commission technique de la Fédération de junomichi durant vingt-six ans. C’est à lui qu’il revient, à ce titre, de penser et d’organiser la pratique : il dirige l’enseignement, désigne des exercices, énonce des principes, conçoit des cérémonies... Pour les pratiquants, il adopte également un emblème, le kokorozashi. Le dialogue qui suit, noué entre Loïc Le Hanneur (sixième degré de junomichi, membre du Conseil supérieur d’éthique de la Fédération internationale autonome de junomichi), Rudolf di Stéfano et Jean-Marc Douguet (tous deux membres du Comité d’écriture de la FIAJ) est une tentative de cerner et définir le sens complexe, profond de cet emblème.

 

R. di Stéfano et J.-M. Douguet – Qu’est-ce que le kokorozashi ?

 

L. Le Hanneur – Le kokorozashi est un kanji. C’est-à-dire un des idéogrammes chinois incorporés par les Japonais dans leur système d’écriture, un de ces signes chargés d’exprimer les concepts. Pour en venir à la signification de ce caractère, il faudrait d’ailleurs aborder la question de la forme et de l’écriture des kanji (3). Dans l’écriture japonaise, la forme graphique que prennent les signes est tout aussi déterminante que leur signification. Le sens d’écriture du kokorozashi est très important, il participe de sa signification.

 

De quelle façon ?

 

Les kanji sont souvent composés de la juxtaposition de plusieurs caractères appelés clés. Kokorozashi est composé de deux clés, superposées l’une sur l’autre. Or, il faut savoir laquelle vient avant l’autre, dans quel sens elles sont écrites. Les kanji se lisent de haut en bas, parce qu’ils s’écrivent de haut en bas. Si lorsqu’on l’écrit ce sens n’est pas respecté, le caractère sera déséquilibré, comme pour une technique d’art martial. On ne peut commencer un mouvement par la fin. Pour amorcer le geste et réaliser un mouvement équilibré, il faut connaître sa direction et sa finalité.

 

On peut comprendre le sens du kokorozashi par son aspect ?

 

Oui. Un kanji est proche d’un pictogramme. Un Japonais saisit son sens en le voyant. Il a valeur de symbole.

 

Avant d’être une notion, le kokorozashi est donc une image ?

 

Oui, c’est aussi pour ses qualités graphiques que le kokorozashi a été choisi comme emblème de notre fédération.

 

Que représente-t-il alors ? Que dit « kokorozashi » ?

 

Avant de livrer le sens que nous lui donnons au sein de notre fédération, il faut d’abord exposer les éléments qui le composent, c’est-à-dire la pensée qu’ont probablement eue ses créateurs en assemblant ces deux caractères clés. La partie du haut, shi, c’est le guerrier, le samouraï. Shi désigne la classe sociale des guerriers. La partie du bas, kokoro, c’est le cœur, l’âme, l’esprit, la pensée.

 

On comprend donc kokorozashi comme l’âme du guerrier...

 

Non, parce qu’on ne traduit pas un kanji en additionnant simplement ses différents composants. Il ne faut pas entendre les composants du kanji comme des mots, mais comme des clés qui donnent accès à une compréhension générale, une compréhension qui fonctionne par analogie. Dans les dictionnaires japonais et chinois, kokorozashi est traduit par : vœux, intention, inspiration, ambition, dessein, but, fin, mais aussi, par bonté, bienveillance, amabilité.

 

Des valeurs positives...

 

Après avoir fondé la fédération de junomichi, monsieur Corréa en a cherché l’emblème. On lui a présenté pour cela un certain nombre de kanji. Et au milieu de tous ceux qui lui étaient présentés, monsieur Corréa a eu l’intuition, en le voyant, que le kokorozashi détenait un sens profond qui correspondait à notre pratique. C’est ensuite, une fois ce choix fait, que la Commission technique de la fédération a entrepris, sous la direction de monsieur Corréa, un travail de compréhension et d’analyse du signe. C’est par ce travail qu’on a pu mesurer l’importance du kokorozashi, qui est resté l’emblème de la fédération.

 

Quelle interprétation a finalement été retenue ?

 

Le but de la vie dans l’intelligence du cœur et de la volonté.

 

Comme il s’agit d’un emblème, la formule définit donc la pratique du junomichi en même temps qu’elle expose un but à ses pratiquants...

 

Oui, c’est le but vers lequel doivent tendre les pratiquants. Le kokorozashi nous entraîne à nous exposer, à nous mettre en danger. Il nous amène à sortir de notre carapace. Il est ce but que l’on voudrait atteindre. Il est aussi ce que l’on révèle au cours de toute pratique martiale, ce que l’on fait apparaître dès lors qu’on s’engage dans une pratique juste.

 

Quels rapports le kokorozashi entretient-il avec les principes (non-opposition, mobilité, contrôle, esquive, décision) donnés par monsieur Corréa à notre pratique ?

 

Les principes permettent de revenir à l’essentiel. Ce sont des guides pour ne pas s’égarer sur les tatami. Ce sont les piliers de notre pratique. Ils nous orientent vers l’acquisition d’une certaine forme de corps. Ces principes peuvent s’appliquer dans la vie de tous les jours, mais ils ne constituent pas un but en eux-mêmes. On travaille, par exemple, à appliquer la non-opposition dans notre rapport avec le partenaire : on cherche à établir un rapport juste grâce à cela. C’est un moyen, mais ce n’est pas ce que le kokorozashi nous laisse entrevoir, c’est à dire un but général pour le pratiquant.

 

Peut-on considérer que les principes sont liés à l’attitude physique des pratiquants, tandis que le kokorozashi est relatif à l’attitude morale ?

 

En effet, au départ les principes n’existaient pas. Monsieur Corréa les a définis peu à peu. Puis il a entrepris progressivement d’enseigner les techniques en fonction des principes. Ceux-ci permettent à tout pratiquant et à tout moment de revenir aux bases pour éduquer son corps et son esprit au travers du junomichi. Le kokorozashi lui a une autre fonction. Il porte ce qui généralement ne se dit pas sur les tatami, un message qui dépasse la pratique particulière du junomichi, quelque chose que l’on retrouve dans d’autres pratiques.

 

Quel est ce but que laisse entendre le kokorozashi ?

 

Dans l’un de ses ouvrages, monsieur Jigoro Kano, fondateur du judo, écrit qu’il est absolument nécessaire à l’homme d’avoir un kokorozashi, d’être animé par un but. Il précise que si l’homme en est dépourvu, il passe à côté de sa vie. Kano lie également le bon kokorozashi aux deux piliers de sa pensée qui sont : « Entraide et prospérité mutuelle » et « Minimum d’énergie pour un maximum d’efficacité ».

 

La fonction du kokorozashi est de donner un sens à la vie ?

 

Quand Jigoro Kano parle d’avoir un but, ce n’est pas à entendre comme la nécessité de se fixer des objectifs pour avancer dans l’existence. Ce but n’est pas quelque chose qu’on est amené à atteindre et à renouveler fréquemment. C’est une notion qui définit l’homme dans ce qu’il a de plus profond. Kano précise que le kokorozashi est en soi.

 

Si le kokorozashi est propre à l’homme, cela veut dire qu’il n’a qu’à révéler ce qui existe déjà en lui ?

 

Oui, mais il souligne que l’homme a la liberté de l’orienter vers le bien comme vers le mal. Et selon lui, le kokorozashi doit être orienté vers le bien.

 

Qu’est ce que cela veut dire ?

 

Pour construire des empires et soumettre des peuples, les grands conquérants possèdent nécessairement un fort kokorozashi, un but très puissant. Simplement, leurs royaumes sont construits par le sang et sur des montagnes de morts. Ce n’est pas le kokorozashi auquel nous aspirons dans notre pratique. À l’inverse, lorsqu’on écoute la musique de Bach ou de Vivaldi, on comprend bien ce que peut être un homme orienté vers le bien, un homme porteur d’un kokorozashi positif.

 

Si l’homme a la liberté de choisir, comment peut-on espérer qu’il fasse le bon choix ?

 

Notre travail a été de régler cette ambivalence, en donnant a la traduction du kokorozashi une interprétation. Le but de la vie est accompagné de deux notions plus précises qui sont l’intelligence du cœur et l’intelligence de la volonté.. Ces deux dimensions donnent la méthode, elles permettent de guider l’homme et le pratiquant sur la voie positive du kokorozashi.

 

Qu’est-ce que l’intelligence de la volonté ?

 

La volonté est la colonne vertébrale, un soutien pour l’homme et sa pratique, elle lui donne la persévérance. Il ne faut pas l’entendre comme une volonté d’entreprendre et de réussir des choses, comme un volontarisme. Elle est plutôt à l’image d’un pratiquant qui à chaque fois qu’il monte sur un tatami a l’envie de faire mieux, de se perfectionner. Cette volonté implique qu’il cherche à conserver ce qu’il a acquis. Jour après jours il cherche à se rendre meilleur.

 

La volonté s’inscrit donc dans le temps. Cela me fait penser à l’exercice que l’on appelle uchi komi et qui consiste à travailler une technique par la répétition, pour chercher à l’améliorer.

 

C’est vrai, mais on peut se tromper avec cet exercice. Il y a deux risques : soit d’investir une volonté excessive, et d’essayer de forcer les choses par la volonté, soit d’évacuer toute volonté et se contenter d’une pure répétition. La répétition est importante, mais on doit l’animer de la volonté de faire mieux à chaque fois, de devenir meilleur tout de suite, sans reporter au lendemain. Si on n’a pas la volonté de faire mieux à chaque action, on peut passer sa vie à répéter toujours les mêmes choses sans jamais progresser.

 

La charte du junomichi exige de pratiquer assidûment, régulièrement, sans interruption. Elle interdit d’abandonner la pratique, « sauf cas de force majeure ou raison justifiée dans la conscience du pratiquant «. Peut-on faire usage de cette consigne pour comprendre l’intelligence de la volonté ?

 

Cette charte est là elle aussi pour nous aider à saisir le kokorozashi. À sa façon, elle nous rappelle que la volonté ne vient pas de nous, qu’elle n’est pas de l’ordre de l’ego, qu’elle est quelque chose qui nous traverse, qu’elle est une responsabilité envers soi même mais aussi envers les autres pratiquants.

 

Quel rapport y a-t-il entre l’intelligence de la volonté et l’intelligence du cœur ?

 

Pour répondre, il faut revenir à la forme du kanji. Dans ce caractère, ce n’est pas le guerrier qui porte le cœur, c’est le cœur qui porte le guerrier. La volonté s’appuie sur le cœur. Il est donc la base qui permet à la volonté de ne pas mourir. Ce soutient est fondamental, car c’est lui qui maintient l’orientation du kokorozashi vers le bien malgré toutes les épreuves.

 

Qu’est ce que l’intelligence du cœur alors ?

 

Elle est ce qui permet à notre pratique comme à notre fédération d’exclure toute recherche de la force, du pouvoir ou d’un quelconque élitisme. L’intelligence du cœur conduit à adopter une attitude humble, tant dans le rapport à l’autre que dans la pratique. C’est ainsi que sur les tatami le but n’est pas, par exemple, de prouver sa supériorité en projetant le plus de partenaires possibles, mais de mettre en avant, toujours, l’essentiel : l’efficacité n’est pas un exploit technique mais une valeur générale de l’individu, dont le kokorozashi est le symbole.

 

En fondant le junomichi monsieur Corréa a créé un cadre pour chercher le kokorozashi.

 

Le cœur et la volonté. Monsieur Corréa a œuvré toute sa vie dans ce sens-là. Il nous a mis dans cette voie en nous apprenant à voir. Plus précisément, c’est par son engagement et la voie qu’il suivait qu’il a donné à beaucoup de pratiquants l’envie de s’engager à ses côtés. La sincérité de sa démarche a incité les pratiquants de junomichi à être responsables et à transmettre l’envie d’acquérir le kokorozashi.

 

Doit-on considérer le Conseil supérieur d’éthique de la Fédération comme une instance mise en place par Igor Corréa pour assurer la transmission du kokorozashi ?

 

Bien sûr, à travers la perspective de sa relève il nous a donné un but. Mais les membres du Conseil supérieur d’éthique ne doivent pas être perçus comme les seuls à s’inscrire dans la recherche du kokorozashi. Monsieur Corréa insistait pour que nous soyons attentifs aux débutants. Donner cette aspiration, la transmettre, être des ferments, c’est l’essentiel de notre travail.

 

Une fois encore, le kokorozashi est l’affaire de chacun d’entre nous ?

 

Oui, cela exige un travail sur soi, et avec les autres. Si on ne parvient pas à exécuter une technique avec son partenaire, on sait qu’on ne peut pas incriminer son partenaire. Il faut chercher en soi les ressources pour résoudre le problème. C’est en ce sens que la recherche du kokorozashi doit être l’affaire de chaque pratiquant. Parce qu’en dernier recours, c’est sur soi que l’on a la plus grande marge.

 

Il est difficile de prendre la décision de ce travail.

 

Au fond, c’est une décision très simple. Lorsqu’on regarde un petit enfant, on se rend compte que tout est là dès le départ. L’enfant le vit sans contradiction, avec spontanéité. Plus tard, en grandissant, l’enfant perdra cette liberté.

 

Le kokorozashi est le moyen de retrouver cette liberté, mais cette fois-ci consciemment, en y mettant une intention ?

 

Oui, tout le monde a la possibilité de faire ce choix pour sa vie.

 

Donc inutile d’aller chercher trop loin ce but, c’est juste là ?

 

Il y a nécessité de trouver en soi-même une forme extérieure, très apparente, qui nous habite.

 

 

Loïc Le Hanneur en entretien avec Rudolf di Stefano

et Jean-Marc Douguet, Mars 2005

 

1. Les noms communs issus du japonais (kanji, tatami, etc.) sont retranscris ici conformément à la façon japonaise, sans marque du pluriel.

 

Un autre article sur le kokorozashi  est disponible ici : KOKOROZASHI